Paroles d’outre-tombe

« Antisémite se disait habituellement de celui qui n’aime pas les Juifs. Il semble actuellement désigner quelqu’un que les Juifs n’aiment pas. »

Hajo Meyer (1924–2014), survivant de l’holocauste.

En 1967, je prends pour la première fois l’avion pour mon premier reportage à l’étranger : Egypte, Jordanie, Syrie, Liban, peu de temps après la guerre des six jours, la déroute des pays arabes devant Israël… J’ai 24 ans.

Je vois, je photographie, bouleversé, les Palestiniens chassés de leur pays, les files de camions où s’entassent, au milieu de rares biens qu’ils ont réussi à  sauver, des milliers d’enfants, femmes, hommes, coincés sur le pont Allenby qui enjambe le Jourdain, frontière entre Israël et la Jordanie. 

Dans ma tête j’entends les récits de ma famille sur l’exode des Belges devant l’avancée des troupes allemandes nazies, sur les souffrances des juifs, et les « plus jamais ça » ressassés comme un mantra… Et pourtant…

Depuis, tout au long de ma vie et de ma carrière, les injustices, les mensonges, les horreurs dont sont capables les humains m’ont toujours tourmenté. Mais toujours, devant d’autres conflits, d’autres guerres tout aussi cruelles, – j’en ai tant vu – je pense à la Palestine et à la Nakba…

La Palestine, j’y suis retourné souvent.

En octobre 1973, après la guerre du Kippour à Hebron, Jerusalem, Bethléem, et dans les territoires occupés…

Fin 1974, à Kounaytra /Quneitra sur le plateau du Golan. 

(La ville fut presque entièrement détruite par l’armée israélienne avant son retrait en vertu des accords de cessez-le-feu. Le gouvernement syrien a décidé de laisser Quneitra en l’état, en témoignage de sa destruction. Elle est depuis située dans la zone démilitarisée séparant la Syrie du Golan toujours sous contrôle d’Israël, à proximité immédiate de la frontière qui sépare de facto les deux pays.La Commission des droits de l’homme des Nations uniesa condamné la destruction et la dévastation délibérée de Quneitra lors d’une résolution votée le 22 février 1975 par une marge de 22 voix. La seule opposition venant des États-Unis et neuf abstentions[note})

1980 : Liban et Beyrouth en guerre civile, des contrôles militaires partout, comme toujours les enfants et les jeunes sont les premières victimes traumatisées ; nous rencontrons Yasser Arafat réfugié à Beyrouth depuis le « septembre noir » qui a vu l’expulsion et le massacre de dizaines de milliers de Palestiniens, qu’ils soient fedayins ou réfugiés, de Jordanie.

1982 : l’opération israélienne « paix en Galilée » qui envahit le Liban, permet le massacre de Sabra et Chatila et chasse Yasser Arafat et l’OLP du Liban.

1999 : après 32 ans, je boucle la boucle, c’est mon dernier reportage… Israël et Palestine, les nouveaux historiens… Des historiens israéliens et palestiniens avaient « ensemble » écrit une histoire plus juste sur la Palestine. On pouvait espérer un petit mieux. Hélas cela n’a pas duré longtemps… Nous rencontrons Abou Khaled, réfugié depuis 50 ans à Bethléem. Grâce à l’équipe de journalistes étrangers, il peut revoir pour la première, et sans doute unique fois, la terre, le lieu de son village détruit en 1948 et grimper à nouveau dans l’arbre où il jouait à 5 ans… Mais pas question pour ses fils, trop jeunes donc « potentiels terrorristes », de l’accompagner ! Toujours ces humiliations…

2002 : Je ne travaille plus, mais je retourne en Palestine avec une mission citoyenne. Je suis bien entouré, ce qui fait bien rire nos amis palestiniens, par dix chanteuses du groupe de chorale boitsfortoise « Les voix des Garennes » qui se proposent de chanter pour soutenir les Palestiniens. Nous allons à Ramallah, à Jenin, avec des blessés civils et sous couvre-feu israélien et à Gaza, où nous sommes témoins d’un tir israélien pour tuer Salah Shehadeh, un responsable du Hamas. Une bombe d’une tonne pour cet « assassinat ciblé » qui fait 14 morts et plus de 150 blessés, tous civils… et à Bethléem où nous retrouvons Abou Khaled très ému (et moi aussi) de voir qu’il n’a pas été oublié. Une fois qu’on va là-bas, on ne peut plus rester indifférent, c’est impossible. Au retour nous organisons une exposition de photos : « Chanter aux Check-points » qui fait le tour de la Belgique.

L’été 2004 à Qalqilya avec le groupe belge « Pas ce mur » nous organisons des activités pour les jeunes enfermés dans leur ville encerclée par le mur de la honte. Qalqilya où les mamans veulent me convertir pour me retrouver au paradis d’Allah ; avec la petite Leila qui n’a jamais pu jouer dans la mer Méditerranée toute proche, à 20 km seulement… et Ahmad Abdulnaser, 12 ans, tué par les soldats israéliens ce 7 octobre 2023, oui, ce même 7 octobre… En avez-vous entendu parler ?

En 2010, j’ai participé à une mission citoyenne au Sahara Occidental et j’ai été frappé par la ressemblance avec la Palestine : territoires occupés, création de colonies, camps de réfugiés…

Toute ma carrière ces injustices m’ont tourmenté : pourquoi le monde reste-t-il si indifférent à ces indignités et ces immoralités malgré les résolutions des Nations-unies ? Je n’ai jamais compris. Je ne peux m’empêcher de penser au génocide des Indiens par les colons occidentaux en Amérique pour en faire les Etats-Unis : diviser pour régner, colonies illégales, territoires progressivement confisqués, maisons rasées, création de réserves, humiliations généralisées, etc. Pareil en Australie ou en Afrique du Sud…

Mais qu’ont-ils fait, ces Palestiniens, pour souffrir autant ? Comment est-ce possible quand on pense à tout ce que les Juifs ont souffert et subi en Europe durant la dernière guerre mondiale ? Les Palestiniens seront-ils ou sont-ils les Sioux du Moyen Orient ? Qu’ont-ils fait, ces Palestiniens ? Simplement exister ?

Aujourd’hui je suis mort ; je sais, cela ne se fait pas de témoigner encore quand on est fondu dans le grand corps du monde… Mais je ne peux plus me taire devant ces horreurs et j’ai honte, j’ai honte de ce que cet Occident dont je fais malgré moi partie, inflige au reste du monde…

Devant toutes ces injustices j’ai souvent pensé et dit : l’homme est une erreur de la nature mais dans l’horreur, heureusement, il y a l’amour…

Je vous aime,

Amies et amis Palestiniens,

Petite Leila, Abou Khaled,

Mères de Qalqiliya…

Je vous aime, Palestiniens des bantoustans d’Afrique

Palestiniens des camps de réfugiés du monde entier

Palestiniens arméniens

Palestiniens aborigènes

Palestiniens communistes indonésiens

Palestiniens sioux d’Amérique

Palestiniens Tutsis du Rwanda

Palestiniens du ghetto de Varsovie

Palestiniens d’Auschwitz, Maïdanek, Birkenau

Palestiniens de Gaza martyrisée mais toujours debout…

Vincent Verhaeren, artisan du son et de l’image

Paroles transmises à ma femme, mon amour… novembre 2023

1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Qouneitra

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