Il fut un temps, pas si lointain, où l’humanité avançait portée par des projets collectifs. Ces projets n’étaient pas toujours parfaits ni exempts de contradictions, mais ils donnaient une direction, un cap, une finalité partagée. On croyait encore qu’il y avait des choses plus grandes que soi. La justice, le progrès social, l’émancipation, la dignité, l’éducation (rôle des parents), l’instruction de qualité pour tous, la liberté, la paix… autant d’idéaux qui rassemblaient, fédéraient et obligeaient chacun à se considérer comme une partie prenante d’un tout.
Si on remonte encore un peu plus le temps, il y avait les corporations qui regroupaient les métiers, les villages qui s’organisaient en quasi autarcie, le pouvoir qui se cantonnait à son niveau régalien, laissant aux entités lointaines la liberté d’organiser la communauté. Il faut dire que les citoyens ne savaient pas ce qu’était le mondialisme, eux qui ne quittaient pas leur village à plus de 20 km.
Aujourd’hui, ces idéaux semblent relégués au musée des utopies. La société contemporaine ne repose plus sur un “nous”, mais sur un agrégat de “moi”. Le projet collectif a été progressivement supplanté par un projet d’abord individuel, puis individualiste, souvent replié sur lui-même, déconnecté des autres, voire méfiant envers toute forme d’engagement commun. Cette transformation ne fut pas naturelle, comme l’évolution naturelle de la faune et de la flore l’a toujours été, elle est le fruit d’un conditionnement profond, orchestré par des décennies de formatage culturel, éducatif et médiatique. Si les 5 dernières années ont vu une accélération foudroyante, notamment avec la gestion mondiale de la crise sanitaire, cette dérive humanitaire – car il n’y a pas d’autre terme – a débuté il y a très longtemps. Il suffit de lire Propaganda d’Edward Bernays (1) publié il y a plus d’un siècle.
La société de consommation, devenue un système totalitaire à part entière, a su imposer une idée radicalement nouvelle : le bonheur se trouve dans la satisfaction personnelle immédiate, et non dans une quête partagée. Le but de l’existence n’est plus de contribuer à une œuvre commune, mais d’optimiser sa propre trajectoire parfois au détriment et au mépris des autres. L’individu, devenu entrepreneur de soi, se voit comme une start-up en compétition permanente. Sans sentiment d’appartenance, il n’est plus qu’un consommateur isolé, pour qui l’autre devient un rival, un obstacle, voire un étranger.
Ce glissement s’accompagne d’un phénomène insidieux : la disparition progressive du sentiment d’appartenance à une culture et à une civilisation. Ce n’est pas anodin, ce sentiment est le socle de toute solidarité. Lorsqu’il disparaît, il ne reste que des individus isolés dans la foule, des consommateurs d’émotions et de divertissements. L’autre n’est plus un frère ou un compagnon de route, mais un obstacle, un rival, ou pire : un étranger. L’individu n’achète plus ce dont il a besoin ou pour remplacer ce qui est cassé et qui ne fonctionne plus, il est devenu le maillon consommateur de l’obsolescence programmée.
Mais revenons à l’isolement des individus. On en voit les conséquences dans certaines sociétés qui ont poussé ce processus à son extrême. Jour après jour, Aldo Sterone décrit ce qu’il observe au Royaume-Uni : une société fragmentée où, par exemple, des lois comme le Online Safety Act de 2023 restreignent la liberté d’expression sans provoquer de sursaut collectif. Les Anglais, en tant que peuple, semblent dissous : des individus partageant un territoire, mais plus une histoire vécue ensemble.. Il n’y a plus de société au sens fort du terme, plus de conscience collective, plus de « nous ». Il y a des gens qui cohabitent, parfois poliment, parfois pas, mais sans lien de solidarité, sans mémoire partagée, sans projet commun, ayant totalement oublié leur histoire. C’est la raison pour laquelle les Anglais ne réagissent pas. Mais ce n’est pas mieux en France et en Belgique, il ne se passe pas une semaine sans que le spectre des libertés individuelles ne se rétrécisse sans que cela ne provoque une véritable rébellion, tout au plus quelques frémissements numériques sur des réseaux sociaux transformés en soupapes de sécurité, à la manière d’une cocotte-minute sociale.
Le système les a formatés sur plusieurs générations à devenir conformistes, obéissants, dociles, mais surtout à ne plus se percevoir comme un peuple. L’idée même de « se soulever » collectivement leur est devenue étrangère. La résignation est la norme, l’indifférence une forme de survie. L’individualisme et la fracture identitaire ont créé une forme de désert relationnel, où plus rien ne mobilise.
Et si cela nous semble choquant, c’est peut-être parce que nous refusons de voir que cette même dynamique est à l’œuvre partout, c’est cela le véritable mondialisme. Ce qui s’est accompli au Royaume-Uni n’est pas une anomalie, mais bien une avant-garde tragique : c’est un laboratoire avancé d’un phénomène global. En France, en Belgique, ailleurs, les mécanismes sont les mêmes : affaiblissement du lien social, déconstruction du récit national, infantilisation des citoyens, addiction aux écrans, effacement des lieux d’échange réel…la génération Netflix avec le dernier I Phone en main.
Ce que le marketing mondialiste et ses relais culturels ont réussi, c’est à nous faire croire qu’un bonheur personnel, éphémère et surtout socialement et politiquement désengagé pouvait se substituer à un bien-être partagé, durable et solidaire. Le bonheur devient un produit à consommer, un état émotionnel à maintenir coûte que coûte. Mais ce bonheur-là, plus on s’en approche, plus il s’évapore. Il laisse derrière lui une société sous sédation. Il crée des dépendances, de la frustration, du vide. La consommation de plus en plus importante des antidépresseurs en est le signe.
Face à cela, il devient vital de réhabiliter l’idée de projet commun. Pas un projet imposé d’en haut, technocratique et autoritaire, mais un élan né d’initiatives locales : des jardins partagés aux cercles de discussion indépendants, en passant par la défense des savoirs traditionnels. Un projet de société fondé sur le lien, la réciprocité et le sens. Il ne s’agit pas de nier l’individu, mais de le reconnecter à une communauté de destin, à une trame humaine qui donne sens à ses actions. Il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais de redécouvrir ce que nous avons oublié : que l’émancipation personnelle n’a de sens que si elle s’inscrit dans une émancipation collective.
Redonner du souffle au « nous » : voilà l’enjeu. Repenser nos liens, nos responsabilités mutuelles, nos récits communs. C’est le seul antidote à la dissolution des sens. Car une société qui ne croit plus en rien de collectif devient une proie facile pour toutes les dérives, qu’elles soient autoritaires, technologiques ou marchandes.
Je tiens à conclure en précisant que ce texte n’appartient à aucun camp politique. Il défend des valeurs universelles. Car que nous le voulions ou non, nous sommes tous embarqués sur le même navire — et il prend l’eau de toutes parts.
Il n’y aura pas de sauvetage magique, pas de leader providentiel. Seulement des sursauts, des prises de conscience, des gestes simples, mais lucides, des fragments de lien qu’il nous revient de raviver. Les canots de sauvetage, ce sont nos idées claires, nos actes concrets, nos solidarités ténues, mais tenaces.
Rien n’est gagné, mais rien n’est perdu tant qu’il reste des voix pour dire “nous”, face à la marée.
Serge Van Cutsem
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Dans Propaganda, Edward Bernays — neveu de Sigmund Freud et père fondateur des relations publiques modernes — expose sans détour les mécanismes de manipulation de l’opinion publique dans les sociétés démocratiques. Il y développe l’idée que les masses peuvent (et doivent) être orientées, influencées, dirigées, non pas par la force, mais par des techniques psychologiques raffinées.