Kairos 69

Avril / Mai 2025

Tirer réellement des leçons de l’histoire

Les attaques contre la liberté d’expression ne sont plus des actes exceptionnels, mais des éléments structurels d’un ordre politique qui la tolérait tant qu’elle n’attaquait pas le cœur du pouvoir, qu’elle ne risquait pas d’être largement diffusée et de réveiller les masses : il ne faudrait pas que l’esclave dans sa caverne découvre la lumière. Une vérité pouvait toutefois, entre deux publicités pour Coca-Cola, se noyer dans un flot de divertissements servis à heure de grande écoute par des journalistes stipendiés, instrument de médias appartenant aux grosses fortunes ou directement au pouvoir politique, celui-ci travaillant de toute façon pour celles-là. Aucun risque : dans un mélange de vrai et de faux, on ne distinguait plus rien. Je me demandais parfois si ceux qui défendaient encore une telle obscurité contre ceux qu’ils nommaient les « complotistes » étaient conscients de leurs mensonges et de l’énergie qu’ils devaient mobiliser pour éviter le réel. D’un point de vue clinique ou psychosocial, le domaine était passionnant, même si pendant ce temps les décisions des élites et la servitude volontaire des masses nous enfonçaient plus profondément dans l’abîme.

Ce système politique, qui par toutes ses composantes cherche à se maintenir en vie, donc à pérenniser les institutions qui le caractérisent, met autant d’énergie dans le mensonge et la propagande que dans ses actions primaires. Ainsi, si la guerre, la misère et l’inégalité, la destruction des services publics, de la culture, de la singularité, constituent sa véritable manifestation, il doit œuvrer continuellement à présenter à travers ses médias le contraire de ce qu’il fait réellement : il dira qu’il veut la paix, la prospérité pour tous, la justice et l’égalité, des services publics efficaces, une culture vivante et un respect de l’individualité.

Sous couvert d’unité (rappelons-nous le slogan du gouvernement pendant la propagande covidienne : « La Belgique : une équipe de 11 millions »), les politiques et leurs médias disloquent en réalité le corps social en diverses entités opposées. Le wokisme et la généralisation des revendications des identités minoritaires(1) donnent la priorité non plus à la cohésion sociale, mais aux groupes d’appartenance, l’universalité remisée à la corbeille. Mais c’est essentiellement le refus du débat, le pouvoir ostracisant la pensée « divergente », qui divise le corps social et génère l’anomie : les sujets sont perdus, ne peuvent plus se référer à rien, ni à un « adulte », ni à l’altérité, ni à une histoire commune. À la fluidité des identités (on peut désormais être tout ce qu’on veut…) correspond cette ère de la post-vérité où plus rien n’est vrai. Tout se vaut, rien ne se vaut, les apories ne sont plus nommées et le sujet doit prendre comme une évidence ce que le pouvoir énonce, A un jour et non‑A le jour suivant, sans en relever la contradiction. Il n’y a plus de débat, il ne persiste donc que la vérité officielle qui prend la forme d’une vérité religieuse où l’on bannit celui qui doute et ose le dire. Le consensus n’est dès lors que de surface, illusoire, avec dans un même temps l’impossibilité de savoir qui joue dans le jeu ou pas, car le demander explicitement reviendrait à révéler que soi-même on n’y joue pas.

Toutes ces manifestations où in fine le délire se fait passer pour la norme et où la majorité semble l’accepter, marquent le totalitarisme, avec des acteurs politico-médiatiques en roue libre, se présentant comme rationnels alors qu’ils sont absurdes, qui disent donner des ordres clairs alors que ce ne sont que des injonctions paradoxales, qui disent oui et non en même temps. À cette folie du système répond une folie individuelle : un système politique fou attire naturellement – et au besoin – des personnalités pathologiques, celles qui savent qu’elles devront faire tout ce qu’on leur demande pour que le système se maintienne. Nos élus politiques constituent un tableau clinique.

Alors qu’il feint de prôner la liberté individuelle, le programme politique tue toute initiative individuelle, toute liberté de penser qui irait contre lui et risquerait de lui nuire. Et si le sujet devait en douter, si l’envie lui prenait de dire publiquement que le roi est nu, il devrait constamment avoir en tête le danger, se rappelant du sort de ceux qui osent perturber le narratif, relégués dans les catégories de « transphobe », « extrême droite », « complotiste », « raciste »…

Bannissement et concept de fake news sont du même ressort. Comme l’avait si tôt et si bien compris Guy Debord, « Le concept de désinformation n’est bon que dans la contre-attaque. Il faut le maintenir en deuxième ligne, puis le jeter instantanément en avant pour repousser toute vérité qui viendrait à surgir. Le concept confusionniste de désinformation est mis en vedette pour réfuter instantanément, par le seul bruit de son nom, toute critique que n’auraient pas suffi à faire disparaître les diverses agences de l’organisation du silence(2)». À quoi se rattacher dès lors, si les médias ne sont plus que des officines politiques délirantes(3), l’École, une institution ne générant plus un citoyen libre capable de penser, mais un travailleur-consommateur obéissant, piochant dans l’offre identitaire, la santé, un business qui demande des malades ?

L’AMOUR DU POUVOIR

Dans cette configuration sociale, il n’y a pas plus dangereux que les amoureux du pouvoir, car ce sont eux qui en deviendront les serviteurs zélés, suivis par toutes les autres personnalités psychopathiques qui soulageront leurs pulsions les plus sordides dans une société qui désormais les tolère. Que ce soit à Gaza ou dans les ghettos de Varsovie, un système injuste et criminel attire des individus qui trouvent en lui l’occasion d’assouvir leurs plus vils instincts, qui en période « normale » auraient pris des voix différentes. Par exemple, un fonctionnaire ou journaliste ne remettant nullement en question l’ordre établi, obéissant docilement aux directives, se soumettant s’il le faut « malgré lui », donc malgré ses valeurs, faisant dès lors des compromis et compromissions un mode de fonctionnement, ce type de profil vit confortablement aussi bien en société bureaucratique superficiellement démocrate (c’est celui qui souvent vous dira que pour changer le système, vous n’avez qu’à voter) qu’en société totalitaire. C’est aussi celui qui entretiendra l’illusion que nous sommes en « démocratie », qu’il faut se battre contre le fascisme. Il est évidemment incapable deréaliser que sa « démocratie » n’est qu’un moment d’un totalitarisme latent global. Comme l’écrivait le sociologue Zygmunt Bauman dans Modernité et holocauste, lui-même s’étant fourvoyé sur ce sujet : « Comme la plupart d’entre eux [de ses collègues], je supposais que l’holocauste était au mieux une chose que nous nous devions d’éclairer, mais certainement pas une chose capable d’éclairer les objets de nos préoccupations habituelles. Je croyais (inconsidérément plutôt que délibérément) que l’holocauste était une interruption du cours normal de l’histoire, une tumeur cancéreuse sur le corps d’une société civilisée, une folie passagère dans un monde sain. Je pouvais ainsi présenter à mes étudiants l’image d’une société normale, saine de corps et d’esprit, laissant l’histoire de l’holocauste aux soins des pathologistes professionnels(4)».

Les orgies commémoratives ne sont rien d’autres qu’une émanation de cette idéologie de la pureté présente à jamais, une volonté de rétablir sans cesse l’idée d’une « société civilisée » où les génocides et autres horreurs ne seraient que des accidents de l’histoire. Il faut pour pérenniser le pouvoir d’une minorité inlassablement jeter la «lumière» sur le passé pour ne surtout pas éclairer le présent, se focaliser sur les morts du Troisième Reich (pas tous, ne pas trop insister sur les morts russes par exemple), pendant que le sionisme génocidaire massacre les Palestiniens.

Il lui faut aussi désigner un ennemi, même et surtout si celui qui désigne est de loin le plus grand criminel. La haine occidentale nourrie aujourd’hui contre la Russie témoigne de cet aveuglement : plus l’Occident refuse de se regarderdans le miroir, plus il nie ses crimes passés et actuels, plus il s’enfoncera dans la destruction d’un autre, même s’il devra creuser deux tombes. Concernant l’holocauste, Bauman ajoute encore : « L’holocauste fut la rencontre unique entre les vieilles tensions que la modernité a toujours ignorées, dédaignées ou échoué à résoudre, et les puissants instruments de l’action rationnelle et efficace auxquels l’évolution moderne a donné le jour. Même si cette rencontre fut unique et nécessita une exceptionnelle combinaison de circonstances, les facteurs qui se sont trouvés rassemblés dans cette rencontre étaient, et sont encore aujourd’hui, omniprésents et «normaux». Peu d’efforts ont été entrepris après l’holocauste pour sonder le terrible potentiel de ces facteurs et encore moins pour tenter de paralyser leurs effets éventuellement terrifiants. Je crois fermement que l’on pourrait faire beaucoup plus – que l’on devrait faire beaucoup plus – dans ces deux directions(5)». Il est temps de tirer véritablement des leçons de l’histoire, sans l’instrumentaliser dans l’unique but d’occulter nos crimes actuels.

Le mal n’est pas quelque chose d’éthéré qui frapperait certains individus et pas d’autres. Il est un potentiel humain qui à tous moments peut s’activer. Si ce n’est qu’en période totalitaire qu’il est véritablement possible de déceler l’homme bon – donc insoumis – qui refuse de se laisser happer par la haine de celui qui profite du contexte social pour révéler le mal, il faut agir présentement pour favoriser le bien, le juste et le vrai, qui réduira le risque de tomber dans la barbarie.

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. Revendications encouragées et donc souvent générées par le monde politicomédiatique, chez des enfants-adolescents en manque de repères qui existent en s’illusionnant changer de sexe. Voir le documentaire Enfants trans, parlons-en, https://www.dailymotion.com/video/x6xv5cs
  2. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard, 1988/1992.
  3. Il suffit de voir le show délirant de celle qui représente à la fois les médias, carancienne présentatrice du JT de la RTBF, et la politique, puisque passée ministredes Affaires étrangères pour ensuite devenir commissaire européenne, présentant le kit de survie pour les Belges face à la «menace» russe.
  4. Zygmunt Bauman, Modernité et holocauste, La Fabrique, 1989/2002, p. 11.
  5. Ibid., p. 20.

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