DE LA SUREXPLOITATION TOUJOURS PLUS FÉROCE DU TRAVAIL SALARIÉ (ARBEIT)

Illustré par :

«L’usage exige qu’un sadique reconnaisse le meurtre mais non pas le plaisir. » 

Karl Kraus 

«De même que le prétendu communisme stalinien, la peste brune vise la surexploitation toujours plus féroce du travail salarié. Tout habillage idéologique –nation, race, patrie –ne fait qu’occulter cette vérité première : plus que jamais, il n’y a de guerre que de rapine. » 

Jean Malaquais

COMME ON EST (TRAITÉ), ON JUGE 

En septembre de l’année 2013, j’ai été employé par la société Axe-Dro. Il s’agissait d’une opération de distribution d’annuaires. Pôle Emploi était à l’origine de cette embauche. Le temps nécessaire à la distribution, sur un secteur déterminé, était sousévalué de telle façon qu’en définitive je me suis trouvé à faire 17 heures de travail sans rien gagner. Ce qui m’a été payé couvrait à peine les frais d’essence que j’avais engagés. Cinquante euros pour 17 heures. Cinquante euros à perte. M. Koz était le responsable de l’entité locale d’Axe-Dro

LE « MÉRITE » ÉTABLIT UNE SUPÉRIORITÉ DE L’HOMME SUR L’HOMME 

Au fond, je n’avais pas eu l’intention de buter Koz et c’était bien ce qu’il y avait de plus extraordinaire. Au fond, la logique masochiste qui m’était imposée avait été poussée si loin que j’ai perdu tout à la fois la raison, la volonté de vivre et les dernières illusions sur cette société. Au fond, avoir été dépouillé de l’idée de tuer un homme qui m’avait causé de si grands torts, avoir été vidé de l’idée d’éliminer un soldat du capitalisme qui vous opposait un sarcasme et une assurance inouïs, alors qu’il vous avait précipité dans une ultime et terrible humiliation, parmi tant d’autres qui étaient allées grandissantes ces dernières années, c’était ça la monstruosité du totalitarisme. Rien n’atteignait Koz, il était imperméable à toute culpabilité. Pourtant ces humiliations avaient atteint un point insensé, qui était une violation éhontée de tous les fondements qu’on m’avait enseignés – j’avais fait cinq années d’étude de droit – dont on ne cessait de rabâcher les principes; c’était de toute évidence, la plus spectaculaire atteinte aux droits proclamés et c’était ma vie, à partir de là, à partir de la possibilité d’être traité de cette façon, c’était ma vie qui était en danger. 

Il n’y avait plus rien qui puisse arrêter le saccage organisé par le capitalisme et il y avait, en même temps, cette force phénoménale derrière laquelle chaque petit salopard se retranchait, avec beaucoup d’assurance. C’était le cas de Koz. Si se faire du bien c’était se rallier à la force la plus puissante et s’il fallait faire le mal pour se faire du bien, avec d’ailleurs une déconcertante facilité, c’était simplement qu’il se savait à l’abri de toute punition parce qu’une force lui garantissait l’impunité. Il fallait un autre ressort psychologique à cette garantie et c’était le sentiment de supériorité sur les sujets ainsi floués. L’individualisme ne pouvait pas tout justifier. Cet égoïsme froid, que Marx appelle «les eaux glacées du calcul égoïste», nécessite d’être tout à la fois déculpabilisé et assuré d’impunité. Toute chose qui ressemble au travail mécanique des nazis, à « l’exploitaton toujours plus féroce de la force de travail » qui le sous-tendait et selon la définition qu’en donnait l’irréductible Jean Malaquais. Pour engager un soldat dans le nazisme et atteindre aux nouvelles conquêtes planifiées, il fallait le convaincre de sa supériorité et donc lui désigner des êtres inférieurs. 

La hiérarchie capitaliste ce n’est rien d’autre que la proclamation d’une aryanisation fondée sur le « mérite ». Le « mérite, c’est la faculté d’y croire, de se sentir investi d’une supériorité sur les subordonnés. C’est être un peu plus « Aryen ». La différence entre l’impérialisme nazi et l’impérialisme néo-libéral d’aujourd’hui, c’est que ce dernier n’est fondamentalement pas basé sur une idée de supériorité d’une race sur une autre, mais sur une supériorité de la valeur du service qu’il rend au capitalisme. Koz était sûr de lui, il était certain que faire travailler des gens franco, c’était son « mérite » de procurer une activité à des demeurés. Ils étaient attardés par rapport à lui et Axe-Dro est une société qui affiche pourtant dans ses locaux une charte pleine de commisération pour les nombreux travailleurs handicapés qu’elle emploie. (C’est chez Louis-Ferdinand Céline, l’auteur de «Je me sens très ami d’Hitler », qu’on trouve cette proposition : l’emploi des malades doit être le mot d’ordre social de demain.) Au cas où il aurait pu douter du fondement de l’idéologie dont il était imprégné et des ripostes violentes qui auraient pu lui être opposées, qui l’auraient arraché par un « choc émotionnel » puissant à ses certitudes, il bénéficiait de l’impunité, c’est-àdire de la puissance financière, policière, étatique et sociale, en un mot du totalitarisme, qui lui garantissait qu’il ne serait pas rossé ou assassiné au seuil de son garage par un de ces demeurés humiliés. Primo Levi rappelait que les rares insurrections de juifs dans les camps étaient le fait de déportés qui bénéficiaient de régimes de faveur, d’une situation meilleure que les autres détenus. Les « loques » ne se révoltaient pas. 

VERROUILLAGE POLITIQUE ET JURIDIQUE 

C’est ainsi qu’existent des sociétés comme AxeDro. D’un, elles jouissent de l’impunité. Aucun gouvernement ne les a destituées en dépit de leurs pratiques et de leur mauvaise réputation, largement justifiée. Mieux, dans mon cas, c’est Pôle Emploi qui a organisé une réunion publique à laquelle participaient une trentaine de chômeurs auxquels Koz a sorti un baratin qui cachait habilement le cœur de l’entourloupe. La mauvaise réputation de cette entreprise est notoire chez les avocats. La direction de Pôle Emploi ne pouvait pas l’ignorer. Dans le même temps que je m’engageais avec Axe-Dro, je montais, auprès de Pôle Emploi, un dossier d’aide à réparation de mon véhicule. Pour en bénéficier il fallait justifier d’un contrat de travail, d’un devis et d’un bouclage du dossier sous quinzaine. J’ai satisfait à toutes ces conditions. Mais l’aide m’a été refusée. Le motif extravagant, c’est que l’administration a fait figurer une date ultérieure au jour de ma signature du dossier. Quelle institution s’est opposée à ma demande? Direccte Aquitaine. La Direction Régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi… qui comprend en son sein l’Inspection du Travail… l’Inspection du Travail qui n’a manifestement monté aucune opération d’envergure ne serait-ce que pour changer les pratiques d’Axe-Dro. À partir de là j’ai vu un mur institutionnel se dresser devant moi. 

De deux, des sociétés comme Axe-Dro ont constitué un fonds de garantie qui finance les rares procès en Prud’hommes qui leur sont faits. De trois, les « loques » ne se révoltent pas, elles en sont dissuadées. L’État maintient simplement l’illusion que les pratiques de telles sociétés sont contraires aux lois édictées en laissant un mince conduit d’aération qui autorise, quelquefois, certains salariés à gagner aux Prud’hommes. Mais l’État n’interdit pas les pratiques de cette société, et s’il venait l’idée à un salarié réfractaire et floué d’incriminer tout à la fois Axe-Dro et Pôle Emploi (l’État), qui conduit des chômeurs dans les griffes de l’exploitation sauvage, le sujet serait sans ressources. Un cabinet d’avocats ne s’est pas caché que Pôle Emploi figurait parmi ses puissants clients et qu’en conséquence ils n’assureraient pas ma défense. Un second avocat m’a finement découragé, pour «si peu». 

Ce n’est pas le bénéfice que j’aurais pu obtenir de la réparation qui m’importait en l’occurrence. Le préjudice était moral. C’était que j’obtienne «justice». C’était que la société civile et l’État reconnaissent en l’espèce que j’avais été traité, par cette entreprise, comme le dernier des esclaves. Je dois bien reconnaître que l’État m’a délivré une aide juridictionnelle, mais que dans le même temps il me privait d’une aide aux conditions desquelles j’avais légalement satisfait et qu’il m’en privait par la voix d’une institution (Direccte) qui comprenait une administration (l’Inspection du Travail) qui n’avait rien engagé contre l’entreprise qui me précipitait dans un régime d’aliénation poussé. 

Pour un esprit formé à l’université de la République, au droit social, c’était des assises intellectuelles, morales, humaines qui s’effondraient et qui laissaient le sentiment de la sauvagerie et de la barbarie d’un système verrouillé, dans lequel le sujet que j’étais n’était qu’un vermisseau sans droits, sans recours, sans avenir, piétiné par une armée d’hommes et de femmes qui s’acquittaient à merveille des fonctions auxquelles ils étaient employés. L’humanité vacillait et le sentiment d’appartenance à celle-ci s’effondrait aussi. Combien d’hommes et de femmes ai-je croisés qui ont pris part, chacun dans leur rôle parcellaire, dans la marge de leurs attributions, mais en connaissance de cause à l’exploitation, à l’abandon et à l’errance pathologique auxquels ils me livraient? Depuis, chaque employé de Pôle Emploi, chaque employé de la société Axe-Dro (chef de service, chef de département, secrétaires, agents de logistique, etc.), l’agent de Direccte et son chef de service, les cabinets d’avocats… il n’y en avait que trop. 

Ultime recours : j’ai sollicité l’intermédiaire du conseiller général. L’action d’un élu de la République, d’un homme dont les fonctions sont l’émanation de la volonté du peuple, s’est trouvée impuissante face à la machine administrative. Son intervention a été sans effet. Cette fois, c’est le sentiment démocratique qui était atteint en moi. Face à ce verrouillage politique et juridique, j’ai vu une machine totalitaire. Il est évident qu’à l’occasion des dernières élections départementales, je n’ai vu aucun intérêt à voter car c’est bien l’impuissance de la volonté du peuple face à la machine totalitaire qui dissuade 50 % de l’électorat. 

VERROUILLAGE IDÉOLOGIQUE ET CULTUREL 

En mai 68, ce sont les étudiants qui ont initié la révolte. Pas des « loques ». Au fond, après le nazisme, en Europe les pauvres ne prennent plus l’initiative de révoltes collectives. C’est ce qui nous fait dire que « l’Aryanisation » a porté, qu’elle a gagné à travers ce qu’on appelle aujourd’hui la société du « mérite », avec le soutien fétichiste à l’égard de l’argent qui s’est progressivement installé sur les cendres de la lutte des classes. Pour justifier, et le « mérite » et la course folle à l’argent, rien de tel que d’« humaniser » l’inhumain. Rien de tel que de délivrer le prix France-Culture et Télérama à un auteur qui est chef d’entreprise et qui, par extraordinaire, fait coïncider entrepreneuriat avec «humanisme», à travers, notamment, le mythe du dépassement de soi. Il suffit à ce littérateur (Antoine Bello, Mateo) de camper un personnage improbable qui est à la fois intellectuellement merveilleux et un sportif de très haut niveau accompli. Un peu comme si Einstein avait brillé au Bayern de Munich, Jonathan Swift aux Jeux Olympiques et Mozart au lancer du marteau. Ou comme si Zidane avait écrit le Requiem et Michel Platini la théorie de la relativité. Comme si Laurence Parisot était l’auteur des dix commandements (parmi lesquels « tu exploiteras ton prochain comme on ne le fait pas de toi-même »), comme si Édouard Leclerc avait parlé aux oiseaux à l’image de Saint-François et qu’il lui avait commandé de s’investir dans la grande distribution. On atteint au surhomme, à Nietzsche détourné par les nazis, au mythe de l’homme d’entre tous le plus « méritant », le mieux aryanisé, l’homme supérieur dans tous les domaines. Imposture et contradiction : entreprise et humanisme. 

Les pauvres n’ont pas la possibilité de s’exprimer sur le scandale de la pauvreté. C’est à la rigueur une activité humaniste de bourgeois. Avec d’ailleurs quelquefois beaucoup de réussites, chez Jack London, Robert Tressel ou George Orwell (Dans la dèche de Londres à Paris et Le Quai de Wigan). À la rigueur parce que la plupart du temps désormais ces littérateurs évoquent plutôt quelques autres vicissitudes et quelques autres bienfaits de la vie bourgeoise et petite bourgeoise. Jean Malaquais figure au rang des rares pauvres qui ont eu accès aux publications et d’ailleurs cet homme tout à fait à part, qui n’a jamais oublié ni ses origines, ni le ruisseau où il croupissait, ni la tenaille des argousins, ni le petit esprit étriqué et la gloriole franco-vichyste, ni les catins de la littérature, cet homme clamait encore avec rage : « Dieu de la littérature, épargnezmoi de donner dans la putasserie des littérateurs.» Ils ne sont pas légion les écrivains, les cinéastes qui ont pu s’arracher à la pauvreté et faire entendre leurs voix. Les 10 millions de chômeurs français ne sont pas invités à parler. Aucun ne l’est dans toute la singularité de l’histoire et de la personnalité qui le caractérisent. 

AU TRAVAIL ON NE S’ÉCLATE PAS MAIS L’ORGANISATION POLITIQUE ET SOCIALE DU TRAVAIL ÉCLATE LE SUJET 

C’est un truisme de dire que ce n’était pas une activité bien enrichissante, bien épanouissante de mettre des annuaires dans des boîtes aux lettres, d’être coursé par des chiens, de marcher en traînant un chariot rempli de « Pages jaunes », de solliciter des professionnels qu’on dérange le plus souvent et pour lesquels l’annuaire téléphonique n’est plus un outil de première nécessité, de se heurter à leur accueil réservé, de perdre un temps précieux à chercher, à partir du fichier fourni par l’entreprise, un fichier qui date, une adresse qui n’existe plus. Qu’a‑t-on accompli de sacré ? De créatif ? De bien indispensable à une société convenablement constituée ? Pour quelles gratifications ? Aucun remerciement, peu de témoignages de sympathie, et, en bout de course, tout au contraire, à force d’entourloupes, 50 misérables euros qui ne représentent pas la somme de travail effectuée et qui ne couvrent pas les dépenses occasionnées. On ne s’éclate pas. On est éclaté. On l’est à la mesure d’une organisation politique et sociale qui, de Pôle emploi et d’une société de margoulins, administre la surexploitation, et qui, de l’Inspection du Travail aux avocats, aux tribunaux et aux élus du peuple vous prive de tout recours. Il y a en bout de course un sujet éclaté par une société, par son organisation, par le fait qu’elle est conçue aux fins de soumettre à la condition la plus extrême de la précarité, l’homme par l’homme. 

Beaucoup d’identités brisées qui ont commodément choisi de se rassembler autour d’un motif d’exclusion de plus pauvres qu’eux-mêmes, de plus éprouvés qu’eux-mêmes. Mais je n’ai pas choisi le FN parce que ma conviction est faite depuis longtemps : seuls les puissants peuvent. Tout cela est destructeur pour un esprit démocrate, qui ne se résout pas à chercher refuge dans des rassemblements xénophobes, nationalistes et qui n’a nulle intention de haïr, ce qui est à sa portée, au moyen d’une force, mais qui s’est trouvé, tout simplement, progressivement, banalement, à craindre les Hommes. À craindre les Hommes de cette société dans tout ce qui les constitue politiquement et socialement. Il y en a de tels qui ne se sont pas rassemblés autour d’une cause d’exclusion qui finissent dans un trou solitaire par abréger leur vie; il y en a qui contractent des maladies parce que le corps lache. Lorsqu’un chômeur s’est immolé à Nantes, récemment, François Hollande a considéré que c’était un drame personnel. Peut-être qu’un grain de sable aurait pu faire de mon cas un drame personnel. Je veux dire que dans l’exclusion politique et sociale, dans la paralysie des rouages démocratiques, dans leur fermeture aux recours, ce grain de sable vient naturellement ponctuer le parcours du déjeté politiquement et socialement, d’une exclusion de tous les champs de la vie, et il le voue à une grande solitude et à la précipitation de ses derniers relais sociaux et affectifs dans des conflits, accentués par son exclusion, provoqués par son exclusion, conflits dans lesquels il est impuissant par excellence parce qu’il est exclu de toutes parts, de toutes possibilités, de toutes forces morales et vitales. Alors il perd la vie, la santé, la tête. «C’est un drame personnel» est une phrase qui sonne pour moi, et qui relève de la carapace caractérielle définie par Wilhelm Reich. C’est une armature d’insensibilité notoire et de déni qui ne peut avoir que de funestes conséquences. Les mots sont impuissants à restituer la douleur et il y a au fond toute cette légitime rage qui est contrainte de s’étouffer et dont on sait qu’une fois asphyxiée, par l’appareil répressif et la censure du totalitarisme, elle contamine irrémédiablement le corps et l’esprit. «Face à un gouvernement qui aujourd’hui oblitère des vies singulières dans l’abstraction de l’objectif du chiffre, puis occulte cette abstraction même dans une rhétorique du récit exemplaire, il n’est sans doute pas d’autre issue que de raconter plusieurs histoires, et de dire plusieurs vies» (Collectif Maurice-Florence, «Archives de l’infamie»). 

Même s’il est peu consulté, s’il n’est pas compris, j’ai beaucoup tergiversé à l’idée de soumettre ce texte. Ma première hésitation tient à la crainte d’en subir, d’une façon ou d’une autre, les conséquences. Hannah Arendt disait que lorsqu’on s’attaque à une bureaucratie, il faut s’attendre à ce qu’elle riposte. Dans ces lignes, je n’attaque pas, je m’en défends. Ma seconde hésitation tient au fait d’ébranler des lecteurs éventuels avec des propos d’une certaine radicalité. C’est pourquoi j’ai estimé qu’il valait mieux que ce texte tienne dans une revue ou dans un journal parce qu’alors il est soumis au choix des lecteurs de se les procurer. Il peut y rencontrer des affinités, des lecteurs déjà partiellement convaincus de ce qui est exposé. Il n’y a strictement aucune chance d’en convaincre d’autres qui ne présentent aucune disposition pour le comprendre et qui ont été assez relativement préservés ou qui ont pris activement part à l’organisation sociale qui éclate le sujet précarisé. La toile a quelques avantages mais aussi des inconvénients, qui sont devenus, il me semble, ces dernières années plus décisivement encombrants. 

C’est finalement le sentiment « perdu pour perdu » qui me décide à cette publication. 

Régis Duffour 

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