De l’économie à l’idéologie : le basculement inquiétant de l’Union européenne

L’Union européenne n’est plus ce qu’elle était, pense-t-on. Et si, en réalité, elle devenait ce qui était voulu dès sa naissance. Née sur les cendres d’un continent dévasté, elle promettait paix, prospérité et coopération économique. Mais en l’espace de quelques décennies, ce projet initial s’est mué en un appareil politique technocratique, de plus en plus centralisé, normatif et difficilement contestable par sa population. Le basculement d’une « Europe des nations » vers une « Europe des commissaires » s’est fait progressivement, presque silencieusement. Les signes d’une dérive autoritaire sont désormais bien présents et même visibles pour qui veut les voir.

Et si tout cela avait été minutieusement planifié depuis la guerre 40–45 ? Et peut-être même avant… Le plan Marshall et la libération grâce aux GI américains, c’est ce qui est écrit dans les livres d’histoire, mais la réalité est fort différente, car si la reconstruction économique fut réelle, les objectifs géopolitiques étaient tout aussi stratégiques (1) et c’est cette réalité qui explique en partie la dérive que nous connaissons. Car déjà avant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis étaient déjà bien implantés en Europe et, durant la guerre, les sociétés américaines n’ont jamais quitté notre continent, elles ont même très bien préparé la suite. Le premier objectif visé par les États-Unis était d’unifier le marché européen et ce n’est pas un hasard si elles ont immédiatement pris de l’importance.

Après 1945, de nombreux cadres issus du régime nazi furent réintégrés dans les sphères administratives, politiques et technocratiques de l’Allemagne de l’Ouest (2). Cette réintégration s’est également étendue à des postes importants au sein de la construction européenne, de l’OTAN et même des institutions américaines, notamment dans le cadre de la Guerre froide.


Des figures comme Hans Globke (juriste des lois de Nuremberg devenu chef de cabinet du chancelier Adenauer), Reinhard Gehlen (ancien chef du renseignement militaire à l’Est et fondateur du BND avec le soutien de la CIA), ou encore Walter Hallstein (juriste ayant appartenu à des organisations affiliées au régime nazi, devenu premier président de la Commission européenne), illustrent cette continuité. D’autres, comme Adolf Heusinger, ancien chef d’état-major de la Wehrmacht, ont occupé des postes élevés au sein de l’OTAN.

Aux États-Unis, l’opération Paperclip a permis à des scientifiques comme Wernher von Braun ou Arthur Rudolph, tous deux impliqués dans le programme des missiles V2, de rejoindre la NASA ou d’autres agences stratégiques. Ces choix ont été justifiés par le contexte de la lutte contre l’URSS, au détriment d’un processus de justice et de rupture avec le passé (3).

Cette présence prolongée d’anciens membres du régime nazi dans les structures post guerre a nourri un débat qui reste ouvert sur la continuité de certaines logiques autoritaires, technocratiques ou de gouvernance, qui ont pu influencer les fondements mêmes des institutions euro-atlantiques.

Le parallèle avec une version 2.0 de certains schémas autoritaires du XXe siècle, bien qu’ édulcorés et adoucis, n’est pas absurde et tentant. Il ne s’agit pas de dire que l’UE est le IVe Reich, mais que certaines mécaniques de contrôle social, d’uniformisation de la pensée et d’effacement de la souveraineté et de l’Histoire des nations rappellent des logiques autoritaires passées.

La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), puis la Communauté économique européenne (CEE) avaient pour objectif de rendre la guerre impossible par l’interdépendance économique. L’Europe était alors un projet pragmatique, centré sur la coopération et la prospérité partagée. Les nations restaient souveraines et l’idée d’un super-État était (encore) absente. Mais il y a eu ensuite le traité de Maastricht en 1992 qui a été suivi par celui de Lisbonne en 2007, et l’UE a changé de nature (4).

Le politique entre en scène, avec une architecture de plus en plus supranationale avec des institutions détentrices d’un pouvoir croissant, mais sans être soumises au suffrage direct. La Commission européenne, la Cour de justice de l’UE et la Banque centrale européenne prennent une place centrale sans être véritablement responsables devant les citoyens.

On a pu constater que la démocratie directe a été mise en défaut à plusieurs reprises : en 2005, les peuples français et néerlandais rejettent le traité constitutionnel européen par référendum. La réponse de Bruxelles ? Transformer le texte en traité de Lisbonne et le faire adopter par voie parlementaire. L’Irlande, qui avait voté non, a dû revoter jusqu’à ce que le oui l’emporte, certes avec quelques aménagements négociés. Cette logique du « vote jusqu’à ce que le résultat convienne » est un symptôme clair du mépris technocratique (5).

L’UE ne se contente plus de coordonner des politiques économiques, elle légifère sur l’écologie, la santé, le numérique, la sécurité, les migrations, la société. Elle impose des directives contraignantes qui s’imposent aux lois nationales, le tout sans contre-pouvoir réel. Le Parlement européen, mal connu, mal écouté, reste largement consultatif. La majorité des décisions réelles sont prises en coulisses par la Commission ou le Conseil qui eux ne sont pas élus, et certainement pas la présidente fort contestée Ursula Von Der Leyen !


Il y a aussi cette spécificité très peu connue, et pour cause : contrairement à une idée reçue, les députés européens ne sont pas les ambassadeurs de leur nation au Parlement européen. Une fois élus, ils ne sont ni redevables à leur État ni tenus de défendre spécifiquement les intérêts de leur pays. Ils sont obligés de représenter « l’intérêt général de l’Union européenne » (6), conformément à l’article 10 du traité sur l’Union européenne (TUE). Cela signifie qu’un député français, belge ou italien peut voter contre l’intérêt exprimé par son propre gouvernement ou ses électeurs, s’il estime que la position de l’UE prévaut. Ce principe est rarement expliqué aux électeurs, mais il définit toute la logique institutionnelle de Bruxelles.

Ce principe est un pilier de l’ordre juridique de l’Union européenne. Il a été établi dès 1964 par la Cour de justice de l’UE dans l’arrêt Costa contre ENEL (7), et confirmé depuis.

Conséquence directe :

  • Une directive ou un règlement européen prime sur toute loi nationale.
  • En cas de conflit entre une règle européenne et la Constitution d’un État membre, le droit européen doit s’appliquer en priorité.

Même si certains pays, comme l’Allemagne ou la Pologne, ont tenté de contester cette hiérarchie, la Cour de justice de l’UE (CJUE) impose sa suprématie comme un principe non négociable.


Les citoyens votent à des élections nationales qui ne contrôlent plus réellement la majorité des décisions importantes, notamment en matière de climat, d’économie, de numérique et de migrations, d’où les marges de manœuvre des États membres qui sont de plus en plus restreintes par les règles européennes, souvent rédigées par des experts non élus ou validés hors débat public. Cela alimente un déficit démocratique structurel et la perception croissante d’un pouvoir éloigné, non responsable, et difficilement contestable.

Le récit européen se fait aujourd’hui au nom du « bien » : le bien climatique, le bien sanitaire, le bien inclusif. Mais cette morale officielle justifie de plus en plus des restrictions de libertés et une censure douce (8). Le totalitarisme moderne n’interdit pas de front : il classe, discrédite et réduit au silence. Toute dissidence est assimilée à du complotisme ou à l’extrême droite. Le pluralisme devient suspect.

C’est le « Deux poids, deux mesures », ainsi on observe aussi une gestion à géométrie variable : des sanctions contre la Hongrie ou la Slovaquie pour « atteintes à l’État de droit », mais la totale tolérance envers d’autres pays plus alignés politiquement. L’UE se montre exigeante envers certains, permissive envers d’autres et ce traitement inégal fragilise sa légitimité.

Vers un totalitarisme doux ? Le modèle européen actuel tend vers un totalitarisme sans visage : non pas par la violence directe (quoique l’épisode des gilets jaunes démontre que si …), mais par un contrôle total exercé via les normes, la dépendance financière, les algorithmes et l’étiquetage social (9). L’individu est libre sur le papier, mais enfermé dans un réseau d’obligations, de conformités et de récompenses conditionnelles.

Quel avenir pour l’Europe ?

L’Europe est un continent de civilisation, de culture et de diversité. Mais l’Union européenne actuelle semble trahir cette richesse au nom d’une unité factice. Il devient urgent de redonner aux nations leur souveraineté, de décentraliser, de restaurer le débat et la liberté de penser autrement.

Sinon, l’UE risque de devenir la plus belle des unités carcérales : moderne, écologique, inclusive, mais fermée à la dissidence.

Serge Van Cutsem

Notes et références
  1. Tony Judt, Postwar: A History of Europe Since 1945, 2005. retrace la reconstruction européenne après 1945 et l’évolution politique qui s’en est suivie.
  2. Christopher Simpson, Blowback, 1988. expose comment les États-Unis ont recyclé des nazis pour la guerre froide.
  3. Annie Lacroix-Riz, Le choix de la défaite, 2010. Annie Lacroix-Riz montre comment des élites françaises ont préparé la défaite et collaboré.
  4. Annie Jacobsen, Operation Paperclip, 2014. Annie Jacobsen révèle comment des scientifiques nazis ont été intégrés aux USA après la guerre.
  5. Pierre Manent, La raison des nations, 2006. Analyse la perte d’identité nationale dans la construction européenne.
  6. Jean-Louis Harouel, Les droits de l’homme contre le peuple, 2016. Critique l’instrumentalisation des droits de l’homme contre la souveraineté populaire.
  7. Traité sur l’Union européenne (TUE), article 10. précise que les députés européens défendent l’intérêt de l’Union, pas leur nation.
  8. CJUE, arrêt Costa contre ENEL, 1964. établit la supériorité du droit européen sur les lois nationales.
  9. Giorgio Agamben, État d’exception, 2003. Décrit comment les démocraties modernes glissent vers un état d’exception permanent.
  10. Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, 2019. comment les grandes plateformes numériques contrôlent les comportements humains.

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