Nous sommes les héritiers du XIX siècle : scientisme, censure et philanthrocapitalisme

Dossier coordonné par Marzie Flodienka

La dissonance est si grande entre le prestige et les vérités que l’on voudrait encore nous mettre derrière
le concept de science(s)(1) et ce que l’on observe réellement dans notre actualité, que Kairos s’est penché sur la question des possibles origines d’un tel basculement en prenant un très gros recul historique. L’instrumentalisation scientifique, indéniable aujourd’hui, semble avoir pris naissance au siècle qui suivit celui des Lumières. Quelques romanciers contemporains des évolutions du concept même de science(s) avaient d’ailleurs prophétisé, pourrait-on dire, le sinistre avenir scientifique qui nous attendait. Balzac,
Flaubert, Shelley, ont pris la suite d’un Molière théâtralisant avec sarcasme des scientifiques à l’honnêteté et aux savoirs discutables, en romançant l’histoire de personnages diaboliques par leur dévotion scientifique, effrayants de bêtise et d’irresponsabilité, dont les actes ne conduisent qu’à des
abîmes de souffrance dont il est peu probable de sortir… 

« Maudite science, maudit démon ! tu oublies, Claës, que tu commets le péché d’orgueil dont fut coupable Satan. Tu entreprends sur Dieu » s’exclame l’épouse de Claës, alchimiste obstiné. « Tu es mort à tout […] la science a dévoré ton coeur » poursuivra-t-elle plus loin, suppliant son époux de cesser ses activités qui ruinent sa famille et ses enfants ; mourant quelques pages plus loin, de chagrin, d’abandon et de dévouement à un scientifique qui n’était plus « ni mari, ni père, ni citoyen [mais] chimiste ».(2)

Chimiste, c’est aussi ce que projette de devenir Frankenstein, ce jeune étudiant assoiffé de connaissances, guidé également par les secrets alchimiques. Tout aussi têtu, il parvient à « conférer la vie à de la matière inerte [en forçant] la nature dans ses ultimes retranchements ». Mary Shelley, dans une introduction à l’édition de 1831, écrira du « cadavre démoniaque auquel [Frankenstein] avait malencontreusement donné la vie » qu’il serait une « vision assurément effrayante, car un suprême
effroi résulterait de toute entreprise humaine visant à parodier le stupéfiant mécanisme du Créateur du monde ».(3)

Très tôt, les romanciers témoins des avancées scientifiques de la première moitié du XIXe siècle, nous invitent à penser ce jeu qui consiste à être dans les « chaussures de Dieu »(4) et l’ambition scientifique sans garde-fou. À leur époque, rien ne pouvait encore leur permettre d’imaginer qu’un jour on jouerait à Dieu avec autant d’obstination que Claës, ni avec autant d’inconscience que Frankenstein. Pourtant aujourd’hui, l’entêtement est manifeste, l’imprudence est mesurable. Mais c’est sans doute Flaubert qui décrit le mieux nos dérives médicales actuelles. La publication de Madame Bovary le conduira devant la justice(5) : Emma y cristalliserait l’immoralité(6). Mais ce qui est surprenant c’est de constater qu’Emma qualifiée d’héroïne ambitieuse aux instincts pervers lors du procès Bovary, semble éclipser un personnage bien plus dangereux dont personne ne semble retenir le nom : Homais. Alors qu’elle est mise à mort sur la place publique aussi bien fictive (roman) que réelle (procès Bovary), lui, n’est jamais inquiété. 

Homais, c’est le propriétaire de la pharmacie aux lettres d’or qui pratique la médecine illégalement. C’est aussi celui qui convainc Bovary à opérer Hippolyte, le pied-bot du village, épisode tragique qui mène à une gangrène et une amputation. C’est encore celui qui influence l’opinion publique par ses articles dans le fanal de Rouen, presse locale — il fait notamment enfermer l’aveugle qui dénonce ses faux remèdes par ce biais — et qui ne rêve que de gloire, de richesse et d’honneurs. C’est enfin celui qui possède le poison qui causera la mort d’Emma et qui prospère pendant que se détruit le foyer Bovary.

Mais pire, Homais est un manipulateur perfide : il s’organise pour conserver le monopole médical alentour. Son stratagème se dessine en trois points : 1) Il flatte et achète les individus par des propos démagogues et une fausse amitié de proximité ; 2) Il joue un triple rôle de pharmacien, médecin et homme de science pour séduire l’opinion publique et fait fortune aux dépens des médecins ; 3) ll séduit plus haut placé que lui et « inclin[e] vers le Pouvoir. Il rend secrètement à M. le préfet de grands services dans les élections. Il se vend, enfin, se prostitu[e] ». Il provoque ainsi l’échec professionnel des hommes de santé et se construit une réputation qui le mène à la réussite. 

Flaubert décrit encore autre chose : Homais n’est jamais inquiété. Bien que mandé pour pratique illégale de la médecine, il continue de prospérer dans l’illégalité. Mais surtout, il est impuni : pour l’amputation d’Hippolyte, pour le poison d’Emma, pour l’enfermement de l’aveugle qui clame la vérité, pour doubler
les médecins. C’est la consécration du mal, la victoire de la volonté cupide du pharmacien qui « […] fourre des remèdes sans s’inquiéter des conséquences », l’histoire moderne des firmes qui font la loi impunément dans nos systèmes de santé. 

Qu’a donc essayé de nous dire Flaubert au travers de ce personnage ? Avait-il déjà compris les dangers de la marchandisation de la santé ou de l’instrumentalisation scientifique tout comme Balzac et Shelley ? En ces temps troublés par les nombreux scandales innommables du secteur du médicament et de la santé qui nous révèleront peut-être le plus gros d’entre eux et qui se passe tout juste sous nos yeux ; en ces temps troublés où ce cher monsieur Homais semble incarner tous les penchants d’une industrie qui reçoit tous les honneurs, nous avons tenté de comprendre ce à quoi avaient assisté ces romanciers.

« Le besoin de s’occuper d’autrui ne poussait pas seul le pharmacien à tant de cordialité obséquieuse, et il y avait là-dessous un plan. »

A propos de Mr. Homais dans Madame Bovary, G. Flaubert.

« On veut faire le malin et l’on vous fourre des remèdes sans s’inquiéter des conséquences. Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres ; nous ne sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis coeurs ; nous sommes des praticiens, des guérisseurs, et nous n’imaginerions pas d’opérer quelqu’un qui se porte à merveille ! »

Propos du Dr. Canivet apr.s la gangr.ne d’Hippolyte dans Madame Bovary, G. Flaubert.

« L’Aveugle, qu’il [Homais] n’avait pas su guérir avec sa pommade, était retourné dans la côte du bois Guillaume, où il narrait aux voyageurs la vaine tentative du pharmacien. […] Il l’exécrait ; et dans l’intérêt de sa propre réputation, voulant s’en débarrasser à toute force, il dressa contre lui une batterie cachée, qui décelait la profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité. Durant six mois consécutifs, on put lire dans le fanal de Rouen des entrefilets ainsi conçus […] Il [Homais] eut la victoire ; car son ennemi fut condamné à une réclusion perpétuelle dans un hospice ».

L’enfermement de l’Aveugle dans Madame Bovary, G. Flaubert.

« L’Aveugle, qu’il [Homais] n’avait pas su guérir avec sa pommade, était retourné dans la côte du bois Guillaume, où il narrait aux voyageurs la vaine tentative du pharmacien. […] Il l’exécrait ; et dans l’intérêt de sa propre réputation, voulant s’en débarrasser à toute force, il dressa contre lui une batterie cachée, qui décelait la profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité. Durant six mois consécutifs, on put lire dans le fanal de Rouen des entrefilets ainsi conçus […] Il [Homais] eut la victoire ; car son ennemi fut condamné à une réclusion perpétuelle dans un hospice ».

L’enfermement de l’Aveugle dans Madame Bovary, G. Flaubert.


« Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout de suite battus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer ; l’autorité le ménage et l’opinion publique le protège. Il vient de recevoir la croixd’honneur. »

Derni.res lignes du roman, . propos de Mr. Homais dans Madame Bovary, G. Flaubert.

Notes et références
  1. L’hésitation singulier-pluriel est ici en référence à l’ouvrage L’invention de la science, la nouvelle religion de l’âge industriel, Guillaume Carnino, Seuil, 2015. Il est difficile en 2024 de déterminer ce que nous mettons derrière le concept « La Science » et « les Sciences », ni si nous les distinguons réellement l’un de l’autre, tant l’instrumentalisation et l’industrialisation scientifiques sont proches aujourd’hui d’un scientisme religieux féroce qu’il soit industriel, académique ou scolaire. N’ayant pas su prendre de décision concernant le vocable au singulier ou au pluriel, elle s’est portée sur le libre choix du lecteur avec science(s) et nous encourageons la lecture précitée qui expliquera l’apparition historique des termes et éclairera sans aucun doute votre propre réflexion.
  2. La recherche de l’absolu, H. Balzac, 1834.
  3. Frankenstein, M. W. Shelley, 1817.
  4. Expression de Lemulquinier, fidèle serviteur de Claës, La recherche de l’absolu, H.Balzac, 1834
  5. À la suite de la publication de Madame Bovary en 1857, Flaubert est poursuivi en justice pour outrages à la moralité publique et religieuse et aux bonnes moeurs.
  6. Lire le réquisitoire du procès de Madame Bovary.

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