Chaque transition du support de l’information a été accompagnée de bouleversements sociétaux. Le passage de la tradition orale à l’écrit (dans la société occidentale, vers IV-Ve siècle, quand la reliure des livres se généralise(1), l’invention de l’imprimerie en 1450 par Gutenberg et aujourd’hui, le passage à l’ère numérique amorcé à la charnière des années 1970–80(2). La fameuse toile s’est créée à partir de « NSFNET » (une série de réseaux mise en place par la National Science Fondation pour l’échange scientifique), lui-même issu du « ARPANET » (système de télécommunication de la Défense des États-Unis)(3). Depuis, l’accès au « World Wide Web » (www) s’est démocratisé, donnant naissance à un tout nouvel espace social. Cette transition nécessite un stockage de l’information sous format numérique dans des serveurs, ce qui implique par conséquent une transformation de cette information. Il s’agit de ce que les anglophones appellent la « digitalisation », dérivée de digit (= chiffre), provenant du latin digitus (= doigt, ce qui est quelque peu paradoxal, puisque dans l’espace numérique, plus rien n’est palpable). Ce nouvel univers virtuel émerge, accompagné de beaucoup d’inconnues, suscitant autant d’espoirs que de consternation. Un parallèle pourrait être fait avec la colonisation de nouveaux espaces géographiques : certains y voient des opportunités de s’épanouir, d’autres de s’enrichir.
Ce dossier discute certains enjeux de cette numérisation de la société. Le sujet étant très vaste, nous ne pouvons évidemment pas couvrir le « péril numérique » dans son entièreté : l’espionnage numérique, le web profond avec ses réseaux de criminalité, le hacking, la cryptomonnaie, les « œuvres d’art » numériques se présentant sous forme de jeton non fongible (NFT), etc. Dans ce dossier, nous nous sommes concentrés sur deux aspects : d’une part sur ce que l’on appelle l’habitus (terme sociologique qui pourrait se traduire par une « manière d’être » — voir l’article Le Big Data et la Servitude de Roland Gori dans ce dossier) et d’autre part les données numériques. Les deux sont étroitement liés. En effet, la société adopte un nouveau comportement face au monde numérique — tout le monde est constamment connecté — et cela génère de manière ininterrompue des données sur la toile, donnant naissance au Big Data. Ce que les anglophones appellent le Big Data (ou « données massives » en français) répond à trois caractéristiques principales : le volume, la vélocité et la variété(4). En effet, la quantité de données sur le web est absolument gigantesque et ne cesse d’être générée, partagée et capturée avec une vitesse spectaculaire. La nature de ces données est très diversifiée : texte, web, images, vidéos, mails, enregistrements audio… Le Big Data constitue donc une source quasi inépuisable d’informations qui peut être exploitée par ceux qui le désirent, à condition qu’ils aient les outils nécessaires pour traiter ces données. Qu’il s’agisse d’entreprises privées qui s’en servent pour s’enrichir ou de gouvernements qui les utilisent à des fins de surveillance ou de contrôle, nous fournissons toutes ces données (volontairement et bien malgré nous) et d’une certaine façon nous donnons le bâton pour nous faire battre. L’indice se trouve d’ailleurs déjà dans le terme « donnée » ! Il est logique ce que l’on « donne » soit « reçu » par quelqu’un d’autre !
La raison d’être de ce dossier est d’attirer l’attention sur cet habitus numérique qui pousse la société à tout digitaliser et d’explorer les menaces de l’exploitation de ces données, en espérant susciter chez le lecteur une réflexion sur des moyens d’éviter un monde numérique dystopique, afin de pouvoir naviguer dans l’océan de données tout en évitant les icebergs !
Dossier coordonné par Kaarle Parikka
- À quand remonte le plus vieux livre en France ?, Radio France, 1er juin 2022.
- https://www.cairn.info/les-100-mots-des-telecommunications-9782130574767-page-89.htm
- Glowniak J., “History, structure, and function of the internet”, in Seminars in Nuclear Medicine 1998, pp. 28 (2) & 135–144.
- https://www.cnil.fr/fr/definition/big-data