Kairos 65

Juin, Juillet, Août 2024

Comme s’il fallait toujours trouver une « case » dans laquelle Kairos devait entrer, la question « quel genre de journal est Kairos » trouvait chez moi souvent la même réponse, un peu confuse : « C’est un journal sans publicités, libre, qui traite de divers sujets : politique, géopolitique, philosophie, sociologie, écologie… ». J’ai plus tard réduit ma définition, considérant que le fondement de notre média était d’être en adéquation avec la Charte de Munich sur les droits et les devoirs des journalistes, particulièrement l’un des ses droits : « Respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître la vérité ». 

Le plus important pour dire qui nous étions n’était plus dès lors dans les sujets que nous traitions, le rythme de parution, mais dans la manière dont nous le faisions. À une époque où les médias du pouvoir se servaient des réseaux publicitaires publics et privés pour nous dire ce qu’il fallait penser et qui disait vrai (eux), qui disait faux (tous les autres qui énoncent ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre), en omettant sciemment : que ceux qui faisaient la leçon publicitaire -, les « marques » signataires (Le Soir, La Libre, L’Avenir, L’Echo…) étaient la propriété de IPM et Rossel, deux des grands groupes de presse appartenant aux familles Le Hodey et Rossel, respectivement, grosses fortunes belges(1) ; qu’une organisation supranationale, l’OMS, mettait en garde contre la « désinformation », alors qu’elle en avait été la principale pourvoyeuse, financée majoritairement par le privé et notamment Bill Gates ; que la liberté d’expression était attaquée par les gouvernements alors que ce qui était de leur initiative frappé du sceau de la « désinformation » était de plus en plus fréquemment associé au terrorisme… 

Pour toutes ces raisons, il est primordial de rappeler l’importance que constitue la recherche de la vérité pour nous. Si beaucoup ne voit pas passer d’autres informations que celles produites par les médias dominants, que d’autres font semblant de ne pas voir qu’il existe autre chose que le carcan du journal télévisé et de la presse du pouvoir, c’est aussi parce que la vérité est confrontante, remet en question des croyances ancrées et peut s’avérer douloureuse, s’articulant avec les notions de réel, de liberté et d’information, formant une condition essentielle de la démocratie. 

LE RÉEL 

Au contraire des animaux, nous ne sommes pas pris dans la réalité, directement, nous la représentons. Il y a entre le monde et nous les mots, la conscience, ce qui fait que nous sommes toujours quelque part des spectateurs de l’existence. Nous construisons donc le réel, il ne nous est pas donné. 

L’INFORMATION 

Une grande partie de la réalité n’est pas directement appréhendable, car seul est prégnant (et encore pas tout à fait, car nous ne le percevons le plus souvent qu’à partir de nos croyances(2)) ce qui est directement perceptible par nos sens autour de nous. La plupart des pays du monde n’ont par exemple jamais été visités par de nombreuses personnes, mais elles en ont des représentations, se font des idées sur certains ou la plupart d’entre eux ; de même, nous nous faisons également des représentations d’individus que nous n’avons jamais rencontrés, ce qui peut d’ailleurs présager, par anticipation, de la suite heureuse ou malheureuse de la relation(3). Nous sommes donc constamment « mis au courant » de ce que nous ne savons pas et n’avons jamais vu. 

Le choix dans ce que les médias décident de montrer est donc primordial dans la construction de nos représentations du monde. Alors que j’étais dans un taxi pour aller à une conférence de presse de l’épouse du détenu politique Julian Assange, Stella Assange, je réalisai que le chauffeur ne savait pas qui il était. Sans doute qu’en quelques mois de détention en Iran, les Belges auront été plus nombreux à savoir qui était Olivier Vandecasteele, exposé dans tous les médias, sur les frontons de maisons communales, défendu par des ministres, appelant sa famille à Noël depuis sa cellule iranienne, les médias publiant des photos de lui en pleurs. Il y a des prisonniers politiquement plus intéressants que d’autres… et mettre certains en avant constitue une forme de communication sur ce qui peut se dire ou pas (notamment l’abomination que constitue l’emprisonnement de Julian Assange depuis 12 ans, pour avoir révélé les crimes de l’armée américaine notamment). 

Au-delà de la sélection des faits, l’information peut être une réécriture complète de ce qu’il s’est réellement passé, ainsi que le remarquait George Orwell de retour de la guerre d’Espagne : 

« J’ai vu, en fait, l’histoire s’écrire non pas en fonction de ce qui s’était passé, mais en fonction de ce qui aurait dû se passer selon les diverses lignes de parti […]. Ce genre de chose m’effraie, car cela me donne souvent le sentiment que la notion même de vérité objective est en train de disparaître de notre monde. Après tout, le risque est grand que ces mensonges, ou des mensonges semblables, finissent par tenir lieu de vérité historique. […] Si le chef dit de tel événement qu’il ne s’est jamais produit – eh bien, il ne s’est jamais produit. S’il dit que deux et deux font cinq – eh bien, deux et deux font cinq ». 

LA VÉRITÉ 

La vérité se définit comme la qualité de ce qui est vrai ; la connaissance conforme à ce qui est réel, à la réalité ; l’expression de cette connaissance. Nous construisons donc aussi la vérité, elle n’est jamais donnée, le vrai n’est pas quelque chose de directement accessible. 

LA LIBERTÉ 

Tout cela implique évidemment qu’il n’y a pas de liberté sans information, puisqu’on ne peut être libre et ignorant — « La liberté commence où l’ignorance finit » (Victor Hugo). Le paradoxe étant ici que l’information ne libère pas, c’est le désir d’être libre, même si ce désir est minime, presque imperceptible, qui mène à celui de vouloir s’informer par une autre voie que celle des officines médiatiques du pouvoir. 

PAS DE POUVOIR SANS CONTRÔLE DE L’INFORMATION 

Le réel, la vérité, la liberté, l’information, posent inévitablement la question du pouvoir. En somme, le pouvoir n’a aucun intérêt à ce que le peuple soit informé par diverses sources contradictoires, qui permettront au débat de se faire, d’où émergera la vérité. Il a tout intérêt à ce que le peuple accepte sa servitude tout en étant persuadé de sa liberté. 

Il n’y a donc pas de pouvoir sans contrôle de l’information. À ce titre, je suis persuadé que nous sommes dans un véritable « Truman show », où « l’image construite et choisie par quelqu’un d’autre est devenue le principal rapport de l’individu au monde qu’auparavant il regardait par lui-même(4) ». 

Dans ce système, les médias sont une marque comme une autre, propriété des familles belges les plus fortunées et contrôlés politiquement par les subsides des gouvernements. 

L’ARME DES FAKE NEWS 

Pour anticiper les critiques, puisqu’il ment en permanence sur ce qu’il est et ce qu’il fait, le pouvoir politico-médiatique doit constamment se trouver dans une position contre-offensive. Déjà en 1988(5), Debord percevait dans ce mot du pouvoir qui n’avait pas encore été anglicisé – désinformation – l’intérêt qu’il représentait pour assurer la continuité du système en place et le désamorçage de toutes critiques. 

Maintenir ce qui est établi par le règne de la « vérité officielle » : « Le concept est toujours hautement employé par un pouvoir, ou corollairement par des gens qui détiennent un fragment d’autorité économique ou politique, pour maintenir ce qui est établi ». 

Société imparfaite mais «juste» pour qui lui fait confiance : La désinformation, « c’est tout ce qui est obscur et risquerait de vouloir s’opposer à l’extraordinaire bonheur dont cette société, on le sait bien, fait bénéficier ceux qui lui ont fait confiance ». 

La désignation comme preuve de l’innocence : 

« L’autre avantage que l’on trouve à dénoncer, en l’expliquant ainsi, une désinformation bien particulière, c’est qu’en conséquence le discours global du spectacle ne saurait être soupçonné d’en contenir ». 

Contre-attaque permanente : « Le concept de désinformation n’est bon que dans la contre-attaque. Il faut le maintenir en deuxième ligne, puis le jeter instantanément en avant pour repousser toute vérité qui viendrait à surgir ». 

CONCLUSION 

L’information, dans un système de censure structurelle dans lequel le pouvoir possède les médias qui ont le loisir de propager leurs mensonges officiels, tout en ayant le privilège et le loisir de nommer ce qui les contredit comme fake news, de façon préventive et constante afin de faire taire toutes critiques, cette information ne peut qu’être circulaire, tourner dans un cercle fermé, centripète au lieu d’être centrifuge. 

Nous parlons entre nous. Informer n’est donc plus du tout suffisant. Il faut à court terme outrepasser les diverses organisations du silence, pour à long terme les démanteler. Nos lecteurs ne doivent pas tout attendre de nous et dès à présent oser la parrhêsia, c’est-à-dire s’exprimer avec sincérité et franchise, ce qui n’est pas un trait psychologique mais une véritable valeur politique qui réintroduit le rapport entre démocratie et vérité, afin de casser le spectacle des fausses unanimités et de ce conformisme ambiant si délétère. 

Il le faudra, car nous ne sommes pas loin de ce point qu’identifiait Gunther Anders où nous aurons été « privé si entièrement de liberté qu’il ne nous resterait même plus la liberté de savoir que nous ne sommes pas libres ». 

Alexandre Penasse 

Notes et références
  1. https://www.lapresse.be/lapresse/la-presse-quotidienne-plus-que-jamaisessentielle. « Tous les médias contactés en vue de cette campagne ont montré un intérêt marqué pour le message qu’elle véhicule et soutiennent l’initiative
    de LA PRESSE.be. Outre les publications (quotidiens et magazines), médias audiovisuels et sites des éditeurs membres, cette campagne sera diffusée sur les médias de la RTBF, sur ceux de RTL Belgium et sur les radios de N‑Group (Nostalgie et NRJ). Brightfish la diffusera dans les cinémas. Clear Channel le fera sur son réseau d’affichage digital et la STIB sur ses supports ».
  2. Qui a fait inverser chez certains psychologues sociaux l’adage « je crois ce que je vois », par « je vois ce que je crois »
  3. Voir les études sur ce qu’on appel la prophétie auto-réalisée, ou self-fullfilling prophety.
  4. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard, 1988/1992, p.44–45
  5. Voir https://www.kairospresse.be/nous-sommes-pris-dans-le-spectacle/

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