Alors que le chœur des bien-pensants qui nous gouvernent s’évertue à nous convaincre que nous avons la chance de vivre de plus en plus vieux et qu’il est donc parfaitement justifié de travailler plus longtemps pour avoir droit à la retraite, les données sur l’évolution de la santé en général nous interpellent.
Si l’espérance de vie a augmenté au cours des dernières décennies, le pourcentage de personnes en bonne santé, lui, n’a pas augmenté parallèlement. Au contraire. C’est ainsi qu’aux Pays-Bas, l’espérance de vie sans maladie chronique a diminué de 51,4 ans en 1985 à 48,1 ans en 2012 pour les hommes et de 48,8 ans en 1985 à 40,5 ans en 2012 pour les femmes.
Ces chiffres révélateurs ne sont pas l’apanage de nos voisins néerlandais :
- Une augmentation mondiale de l’incidence des cancers est observée. En Flandre, cette incidence des cancers a augmenté jusqu’à récemment (2004 pour les hommes, 2014 pour les femmes ; les derniers chiffres datent de 2015).
- Le surpoids et l’obésité ont fortement augmenté ces 20 dernières années dans la plupart des pays de l’OCDE, non seulement chez les adultes mais aussi chez les enfants. Chez les enfants de Belgique, cette augmentation a été observée entre 2000–2001 et 2013–2014.
- D’après les estimations de l’International Diabetes Federation, 8% de la population belge souffre de diabète, principalement (environ 90%) du diabète de type 2.
- En Flandre, comme dans de nombreuses régions du monde, l’incidence et la prévalence des problèmes de fertilité masculine ont augmenté. Une revue effectuée en 2018 a identifié une diminution globale de 57% de la concentration moyenne des spermatozoïdes au cours des 35 dernières années. La baisse est mesurée partout dans le monde.
- Enfin, et ce n’est pas le moins préoccupant, depuis plus d’une décennie, on constate une régression des capacités cognitives dans certains pays occidentaux, alors qu’elles avaient augmenté au cours des décennies précédentes. De plus, la prévalence des troubles neurodéveloppementaux a augmenté au cours des dernières décennies : troubles du spectre autistique et troubles de l’hyperactivité avec déficit de l’attention.
Tous ces constats n’émanent pas de militants écologistes ou anticapitalistes enragés mais font partie d’un rapport publié en 2019 par le très officiel Conseil supérieur de la Santé de Belgique (CSS). Pour nos lecteurs, il n’est pas inutile de préciser que le CSS est un organe fédéral chargé de rendre des avis scientifiques relatifs à la santé publique aux ministres de la Santé publique et de l’Environnement, à leurs administrations et à quelques agences. Le CSS ne se limite donc pas à établir des constats, il indique aux décideurs politiques la voie à suivre en matière de santé publique sur base des connaissances scientifiques les plus récentes.
C’est ici que le rapport 2019 du Conseil supérieur de la Santé s’avère d’un intérêt sans précédent. Rompant avec la « prudence » qu’il est de bon ton d’adopter dans les cénacles universitaires et les institutions publiques, les scientifiques experts du CSS n’hésitent pas à recommander des changements fondamentaux en matière d’hygiène de l’environnement. Ils déclarent en préalable que « nous disposons de preuves écrasantes indiquant que les polluants, les produits chimiques fabriqués par l’homme et les facteurs physiques liés au mode de vie actuel et aux conditions environnementales actuelles sont d’importants facteurs de causalité responsables de plusieurs pathologies de civilisation ». Ils constatent ensuite que l’évaluation des propriétés toxicologiques d’un produit chimique pour l’homme est chronophage et coûteuse, si bien qu’à peine 1% des produits chimiques ont été étudiés jusqu’à présent…
Ils en concluent l’impossibilité d’évaluer correctement le potentiel toxique ou perturbateur endocrinien de chacun des milliers de produits chimiques et proposent de faire reposer la prévention sur les connaissances et pas seulement sur les preuves, comme c’est le cas aujourd’hui.
Ils formulent deux recommandations fortes :
- La charge de la preuve change de camp dans le cas d’agents présentant des propriétés dangereuses lors de tests simples ; une exposition intensive à un tel agent n’est jugée acceptable que s’il peut être démontré qu’il est extrêmement peu probable qu’il y ait danger ;
- La mise en œuvre de l’hygiène de l’environnement physico-chimique peut conduire, mais ne doit pas y être assimilée à l’interdiction d’un produit ou d’une technologie. Dans d’autres cas, cette même mise en œuvre pourrait entraîner une version modifiée de l’approche ALARA (« as low as reasonably possible », c’està-dire « aussi faible que raisonnablement possible »). Dans cette version modifiée, les expositions devraient non seulement être aussi faibles que possible mais également aussi tardives que possible, aussi courtes que possible et aussi peu nombreuses que possible, compte tenu de l’importance des expositions tôt dans la vie et des effets à faible dose.
Ces recommandations remettent en question les pratiques actuelles, certes en termes diplomatiques, mais très clairs ; leur impact sur les politiques devrait être important voire décisif.
Est-ce un hasard si personne à ma connaissance n’a évoqué ce rapport du CSS qui date pourtant de mai 2019, soit avant les élections européennes, fédérales et régionales? Pas un article de presse, pas un commentaire, pas une réaction politique… J’avoue en avoir eu connaissance seulement en octobre dernier grâce à la vigilance d’une amie, Wendy de Hemptinne, scientifique attentive aux publications officielles relatives à la pollution électromagnétique. Car, et c’est une première, le rapport de la CSS évoque clairement, même si c’est de façon lapidaire, la pollution électromagnétique et les impacts biologiques et sanitaires d’une exposition à des champs électromagnétiques de très basses fréquences et à des rayonnements de micro-ondes à des niveaux thermiques, c’est-à-dire largement en-dessous des valeurs-limites légales.
Même si les instances officielles, les acteurs politiques et les journalistes en cour ne manifestent pas un grand enthousiasme à l’égard d’un message fort, qui met en cause les pratiques actuelles en matière de prévention, il est assez clair que nous disposons, comme citoyens, d’un outil de premier choix pour nous faire entendre face aux lobbies industriels et à ceux qui les relaient. Les associations écologistes, naturalistes et les comités de citoyens se doivent de faire connaître les recommandations du Conseil Supérieur de la Santé et de s’y référer en permanence.
Le Grappe ne se privera pas de faire appel à ces recommandations dans les combats qu’il mène pour l’interdiction des pesticides de synthèse et l’adoption de valeurs-limites plus strictes en matière de pollution électromagnétique. Dès lors que des spécialistes en neurodéveloppement, comme le professeur Philippe Grandjean, appellent à l’interdiction de tous les insecticides dont le mécanisme d’action nuit au développement cérébral des jeunes enfants, les recommandations du CSS devraient être appliquées sans délai pour mettre hors la loi tous les produits concernés.
Il en est de même pour les fongicides SDHI : la dernière étude publiée à leur sujet en novembre dernier confirme qu’ils posent un problème de santé publique potentiel qu’il est irresponsable de ne pas prendre au sérieux. Ici, c’est le principe de précaution qui s’impose, puisque les données publiées à ce jour sont peu nombreuses et ne prouvent pas, à proprement parler, la dangerosité. Ces données sont cependant suffisantes pour renvoyer la balle dans le camp des industriels ; c’est à eux de prouver l’absence de risque face aux allégations scientifiquement pertinentes des chercheurs qui les mettent en cause.
Enfin, au moment où les opérateurs des télécommunications sans fil plaident pour la généralisation de la 5G, avec la caution plus ou moins enthousiaste des responsables politiques, et pour un relâchement des contraintes légales en matière d’exposition aux champs électromagnétiques de micro-ondes, le rapport CSS vient à point pour leur barrer la route.
Au moment où j’écris ces lignes, il n’y a toujours aucune éclaircie à l’horizon nous permettant de croire à la mise en place d’un gouvernement fédéral dans notre pays. Et si on interpellait les éventuels futurs partis de gouvernement pour qu’ils se saisissent du rapport du Conseil supérieur de la Santé ? Ce serait peut-être une diversion salutaire, au bénéfice de tous les citoyens, du Nord comme du Sud.
Paul Lannoye, président du Grappe